L’étude des espèces actuelles a rendu un verdict sans équivoque sur la place de l’humanité dans le monde vivant : aux côtés des chimpanzés et des bonobos. Cependant, cela ne nous dit pas grand-chose sur nos premiers représentants humains, leur biologie ou leur répartition géographique – en bref, comment nous sommes devenus humains. Pour cela, nous devons principalement nous fier à la morphologie de fossiles d’une rareté frustrante, étant donné que les informations paléogénétiques ne sont conservées que pour des périodes récentes – et même alors, dans des climats plutôt frais.
Depuis les années 1960 et l’identification de l’âge très précoce des Australopithèque – dont la célèbre Lucy âgée de 3,18 Ma (il y a des millions d’années), découverte en 1974 en Ethiopie – l’acquisition de la bipédie a été considérée comme une étape décisive dans l’évolution humaine. En effet, c’est une caractéristique essentielle qui marque le passage du non-humain à l’humain bien avant l’augmentation significative de la taille de notre cerveau.
Notre étude, publiée le 24 août dans La naturesur le squelette de Sahelanthropus tchadensisqui est candidat pour le plus ancien représentant connu de l’humanité.
Alors, notre lointain ancêtre était-il bipède ou non – c’est-à-dire humain ou non humain ? En réalité, poser la question en ces termes confine au raisonnement circulaire. Étant donné que nous n’avons pas encore découvert le dernier ancêtre commun que nous partageons avec les chimpanzés, nous ne connaissons pas l’état initial de la locomotion humaine – bipède ou autre.
Les premiers représentants de l’humanité étaient-ils bipèdes ?
Jusqu’à présent, les premières données dont nous disposions étaient les os des membres de Orrorin (6 Ma, Kenya) et Ardipithèque (5,8 Ma–4,2 Ma, Ethiopie), qui pratiquait un type de bipédie différent de celui des espèces plus récentes. Il s’avère que la bipédie n’est pas une caractéristique invariable de l’humanité et a sa propre histoire dans notre histoire. La bonne question est donc : les premiers représentants de l’humanité étaient-ils bipèdes, et si oui, dans quelle mesure et comment ? C’est la question à laquelle notre équipe franco-tchadienne a cherché à répondre en étudiant les vestiges beaucoup plus anciens (environ 7 Ma) de Sahelanthrope.
L’existence de Sahelanthrope a été initialement déduit en 2002 d’un crâne déformé mais par ailleurs bien conservé (surnommé Toumaï) et de quelques autres spécimens cranio-dentaires découverts par la mission paléoanthropologique franco-tchadienne (fondée et dirigée par Michel Brunet) à Toros-Menalla dans le désert du Djourab au Tchad, représentant au moins trois personnes. L’étude est principalement basée sur la morphologie des dents, du visage et du casse-tête que cette espèce a comparée à des fossiles humains plus récents.
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Les os des membres décrits dans notre article comprennent un fémur gauche partiel (os de la cuisse) et deux cubitus gauche et droit (avec le radius, le cubitus est l’un des deux os de l’avant-bras qui forment notre coude). Ces os ont été trouvés dans la même localité et la même année que le crâne, mais ont été identifiés plus tard en 2004. Ils appartiennent très probablement à la même espèce que le crâne, car un seul grand primate a été identifié sur près de 13 800 fossiles représentant environ 100 vertébrés différents. dans 400 localités de Toros-Menalla. Cependant, on ne sait pas si ce fémur, ce cubitus et ce crâne appartiennent au même individu, car au moins trois individus différents ont été trouvés sur place.
Franck Guy/CNRS/Université de Poitiers/MPFT, Fourni par l’auteur
Un certain nombre de facteurs ont ralenti nos recherches, qui ont commencé en 2004. Par exemple, nous avons dû prioriser la recherche sur le terrain d’autres restes post-crâniens, alors que nous peinions à analyser du matériel fragmentaire. Nous avons finalement relancé le projet en 2017 et l’avons conclu cinq ans plus tard.
Des os étudiés sous toutes les coutures
Compte tenu de la mauvaise conservation de ces os longs (le fémur, par exemple, a perdu ses deux extrémités), des analyses sommaires ne peuvent fournir d’interprétations fiables. Nous les avons donc étudiés sous tous les angles, tant du point de vue de leur morphologie externe que de leurs structures internes.
Pour réduire l’incertitude, nous avons utilisé un ensemble complet de méthodes, y compris des observations directes et des mesures biométriques, l’analyse d’images 3D, l’analyse de forme (morphométrie) et des indicateurs biomécaniques. Nous avons comparé le matériel tchadien avec des spécimens actuels et fossiles au prisme de 23 critères. Pris séparément, aucun ne peut être utilisé pour proposer une interprétation catégorique du matériel – en effet, il n’y a pas de traits « magiques » en paléoanthropologie, et tous seront sujets à discussion au sein de la communauté scientifique.
Pris ensemble, cependant, ces traits aboutissent à une interprétation de ces fossiles beaucoup plus parcimonieuse que toute hypothèse alternative. Cette combinaison indique donc que Sahelanthrope pratiqué la bipédie habituelle – c’est-à-dire comme moyen de locomotion régulier. Dans ce cas, la bipédie était probablement utilisée pour les déplacements au sol ainsi que dans les arbres. Dans ce dernier cas, elle s’accompagnait très probablement d’une démarche quadrupède accompagnée de la préhension de branches, contrairement à la démarche quadrupède pratiquée par les gorilles et les chimpanzés, connue sous le nom de « marche des articulations », dans laquelle le poids est soutenu par le dos des phalanges.

Franck Guy/CNRS/Université de Poitiers/MPFT, Fourni par l’auteur
Les résultats sont cohérents avec les observations faites sur Orrorin et Ardipithèque, et ont plusieurs implications. Premièrement, ils renforcent le concept d’une forme très ancienne de bipédie dans l’histoire humaine coexistant avec d’autres modes de locomotion. Il n’y a donc pas eu d’emblée l’apparition « soudaine » d’une caractéristique propre à l’humanité, mais une longue et lente transition s’étalant sur des millions d’années.
Cette phase de l’évolution humaine s’est donc déroulée selon des modalités assez courantes dans l’histoire de la vie et du globe, et elle nous rappelle que notre espèce n’est qu’un fragment de la biodiversité. Ce seul fait devrait nous amener à repenser notre attitude envers le monde vivant et les paramètres qui régissent l’hospitalité de notre planète.
Deuxièmement, les caractéristiques de Sahelanthrope, Orrorin et Ardipithèque suggèrent que l’ancêtre que nous partageons avec les chimpanzés n’était ni semblable à un chimpanzé ni le bipède exclusif que nous sommes devenus. Contrairement à l’hypothèse selon laquelle les chimpanzés et les bonobos auraient conservé leur morphologie ancestrale, leur combinaison particulière d’escalade verticale et de « marche des articulations » a probablement évolué bien après notre divergence.
Enfin, si Sahelanthropus tchadensis est un témoin parmi d’autres de la diversité humaine, c’est, à ce jour, la seule espèce bipède habituelle connue de cet âge. Considérant l’ensemble, faiblement diversifié, des fossiles d’hominoïdes d’Afrique et d’Eurasie à la fin du Miocène (après 10 Ma), l’acquisition de la bipédie par la branche humaine sur le continent africain reste la seule hypothèse bien documentée à ce jour. A ce stade, la bipédie apparaît comme faisant partie d’un répertoire locomoteur opportuniste – flexible, capable de tirer parti de différents environnements – qui correspond bien au paléoenvironnement diversifié de Toros-Menalla tel que reconstitué par les géologues, paléobotanistes et paléontologues de notre équipe.
Ce travail a été développé grâce à une forte collaboration scientifique Nord-Sud en paléoanthropologie, notamment entre le laboratoire PALEVOPRIM, le département de paléontologie de l’Université de N’Djaména et le Centre National de Recherche pour le Développement. Ces trois ossements appartiennent au patrimoine tchadien et reviendront bientôt dans leur pays. Parallèlement, notre fructueuse collaboration se poursuivra à travers de nouvelles études du matériau ainsi que de nouvelles recherches de terrain qui s’inscrivent dans les pas du regretté Yves Coppens, pionnier de la recherche paléontologique au Tchad.
Cet article a été co-écrit par Abderamane Moussa (Université de N’Djaména, Tchad).